La culture mène-t-elle à la barbarie ?

  « La civilisation est-elle distincte de la barbarie ou bien en est-elle à un stade avancé ? » Le romancier et essayiste américain Herman Melville nous confronte à un problème sujet à de nombreuses controverses. L'un des sens de « civilisation » correspond à l'état d'avancement des mœurs et des connaissances, qu'il s'agisse d'une réalité ou d'un idéal. Ainsi, la culture comme civilisation semblerait signifier le raffinement d'une société, on passerait du stade « primitif » au stade « civilisé » par l'obtention de connaissances, de civilité et de moralité. Si l'on introduit dans cette notion l'idée de progrès, la culture s'oppose en tout à l'état sauvage et à la barbarie. D'un autre côté, la civilisation évoque l'ensemble des phénomènes sociaux d'ordre religieux, moral, esthétique, ou technique et scientifique, caractéristiques d'une société. C'est ainsi que la culture occidentale a longtemps été considérée comme la culture suprême, de par ses acquisitions artistiques, idéologiques et militaires. Or, ces acquisitions n'ont-elles pas été sources de crimes, de guerres, et d'autres inhumanités ? N'a-t-on pas exploité et exterminé les autochtones Sud américains par de bonnes intentions civilisatrices ? L'avancée technologique n'a-t-elle pas conduit au massacre de Hiroshima ? Selon Georges Braques, « La culture engendre la monstruosité », elle serait donc à l'origine de la barbarie. Initialement, le barbare et celui qui ne parlait pas le grec. Aujourd'hui, la barbarie est un terme désignant l'absence de civilisation, mais également la sauvagerie ou l'inhumanité. Ainsi, la culture est-elle source de civilité, de moralité et de connaissance, ou bien de barbarie ?
Dans un premier temps, montrons que la culture est source de civilité, de connaissances et de moralité. En effet, la culture a pour but d'humaniser l'homme. « L'homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. » explique Freud dans son livre, Malaise dans la civilisation. Selon le fondateur de la psychanalyse, l'homme est à l'origine un être barbare, animé par des pulsions destructrices. La culture est chargée de faire barrage à ces pulsions, c'est le principe de la civilité. La politesse, la courtoisie, le respect d'autrui en sont des exemples. Les bonnes manières à table, l'utilisation des couverts pour manger font aussi partie de la civilité. De même, chaque culture possède des lois, une justice, qui ont pour mission d'empêcher la barbarie. Ainsi, la civilité apportée par la culture contrecarre nos instincts « sauvages ». Ensuite vient l'éducation, l'acquisition de connaissances. Aucune culture n'est dépourvue d'écoles où l'on enseigne les langues, les sciences, l'histoire aux enfants. Les élèves développent leurs capacités intellectuelles, ils sont initiés au monde symbolique. Les différentes civilisations transmettent leur patrimoine historique, leur héritage culturel et artistique par le biais de l'éducation. Selon le philosophe et sociologue français Edgar Morin, « La culture, c'est ce qui relie les savoirs et les féconde. ». La culture est donc un moyen de transmission des connaissances. Enfin, les civilisations sont sources des valeurs morales. La morale est en général fondée sur l'éthique de réciprocité ou la règle d'or, énoncée dans pratiquement toutes les cultures : « traite les autres comme tu voudrais être traité ». Effectivement, toutes les grandes religions proposent leur version de cette doctrine. Le christianisme se réfère aux paroles de Jésus de Nazareth : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », l'hindouisme à la maxime du Mahabharata « Ceci est la somme du devoir ; ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent. », le bouddhisme à l'axiome de l'Udana-Varga « Ne blesse pas les autres de manière que tu trouverais toi-même blessante ». La culture confère une moralité par la littérature : le poète Jean de La Fontaine est connu pour ses fables moralistes : « Garde toi, tant que tu vivras, de juger les gens sur la mine » énonce-t-il dans « Le Cochet, le Chat et le Souriceau ». De plus, les cultures ont en commun de faire une différence entre le bien et le mal. Cette différenciation semble universelle, présente dans toutes les civilisations. La culture exhale donc une moralité. Cependant, de nombreux contre-exemples mettent en doute le bénéfice absolu de la culture. Cette dernière n'a su éviter ni les guerres mondiales ni les totalitarismes. Ne serait-elle pas source de barbarie ?
Dans un second temps, prouvons que la culture peut être source de barbarie. Tout d'abord, le progrès technique et scientifiques des différentes cultures engendre bien des inhumanités. Selon Rousseau, l'homme originel non civilisé n'est ni bon ni mauvais, « Le sauvage est un être naïf, autosuffisant et pacifique. ». Mais l'homme civilisé aspire à de nouvelles découvertes, même inutiles dans sa vie quotidienne. Aliéné par la connaissance, il fait abstraction de la morale pour tomber dans la barbarie. Certaines expériences sont très contestées, notamment celles soumettant des animaux à la souffrance et l'agonie. L'expérimentation médicale nazie était pratiquée sur des déportés dans les camps de concentration et les instituts scientifiques. Des expériences de survie en haute altitude et en eau glacée, de stérilisation de femmes, de greffes de peau, et sur l'hypothermie ont causé de nombreuses victimes. La pratique de la vivisection par les grecs ou les japonais, le largage de moustiques porteurs de la fièvre sur les région de Savannah (en Géorgie) et Avon Park (en Floride) sont des actes barbares motivés par la science. « Les crimes de l'extrême civilisation sont, certainement plus atroces que ceux de l'extrême barbarie par le fait de leur raffinement. » dit l'écrivain Jules Barbey d’Aurevilly dans son recueil de nouvelles Les diaboliques. De plus, certaines pratiques culturelles sont condamnables car jugées barbares. L'excision pratiquée sur les jeunes filles, l'infibulation, la corrida, les mariages précoces et forcés, le cannibalisme sont des pratiques culturelles, inscrites dans la tradition de certaines civilisations. Elles vont à l'encontre de la dignité humaines et peuvent être qualifiées de barbares, seulement là encore, un des écueils à propos de la culture nous empêche de les juger comme telles. Le relativisme consiste à penser que toutes les cultures se valent et que toutes les croyances et pratiques qui s'y trouvent ont également la même valeur. « Le relativisme est un des nombreux crimes perpétrés par les intellectuels. Il est une trahison à l’endroit de la raison et de l’humanité. » disait le philosophe Karl Popper. Le relativisme contribue donc à faire exister les actes de barbarie eux-mêmes issus de la culture. Enfin, l’ethnocentrisme, un autre écueil à propos de la culture est source de barbarie. Il s'agit de la tendance à privilégier la communauté à laquelle on appartient, à faire de sa propre culture le seul modèle de référence et, par suite, à sous-estimer et à rejeter hors de la culture tout ce qui n'en procède pas. Il peut mener au racisme ou au nationalisme. Dans son livre Race et Histoire, Levi Strauss écrit que « le barbare, c’est d'abord celui qui croit à la barbarie de l’autre ». Au XXème siècle par exemple, le nazisme définit l'homme selon certains critères et ceux qui ne s'y conforment pas sont exclus de l'humanité. Cette façon de penser a conduit à l'extermination massive des juifs, des tziganes et des slaves, considérés comme des sous-hommes. Les différents génocides sont des actes ethnocentristes et barbares : les génocides Arménien, des Amérindiens, des Grecs anatoliens n'en sont que quelques exemples. La culture peut ainsi mener à l'extrême barbarie par l'ethnocentrisme. Bien que la culture ait de nombreux bénéfices pour l'homme, elle ne cesse de le conduire à la barbarie. Quelle est la cause de ce paradoxe ?
Pour finir, montrons que la culture n'est ni bonne ni mauvaise, et que tout dépend du contexte et de ce qu'en font les hommes. En effet, les changements climatiques et contextuels influencent les cultures. Les mauvaises récoltes et la famine ont été une cause importante de la Révolution Française et de tous ses massacres. L'effondrement de la civilisation mycénienne semble avoir eu des causes climatiques déstabilisant l'équilibre politique régional et menant à des conflits internes, sources de barbarie. Les vols et les pillages se font indépendamment de la culture. Ces crimes sont en rapport avec la pauvreté. Ainsi, le contexte est un facteur essentiel pour éviter toute forme de barbarie. Puis, les différentes cultures et idéologies connaissent des « cycles de civilisation ». Il s'agit d'une idée selon laquelle la vie des civilisations suivrait un cycle de vie : la naissance, la croissance, l'apogée et le déclin. La croissance, ainsi que le déclin sont souvent des périodes de conquêtes, de violence et de guerres. En outre, les « Ages sombres » désignent les périodes considérées comme funestes ou négatives d'un peuple ou d'un pays. « Il n'est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie. » écrit le philosophe Walter Benjamin dans son texte Thèses sur le concept d'histoire. Le christianisme par exemple prône l'amour d'autrui. Pourtant, l’Église catholique romaine a créée l'inquisition dans le but de combattre l'hérésie, en utilisant parfois la torture. Cette période teintée de barbarie fait partie de l'histoire du christianisme. Les cycles de civilisation peuvent donc être à l'origine des actes barbares. Enfin, le libre-arbitre permet aux hommes d'interpréter leur culture comme ils le souhaitent. Ils ont la capacité de choisir entre plusieurs comportements et sont la cause première de leurs actes. Les plus grandes civilisations possédaient des meurtriers et des criminels. D'un point de vue moral, chacun peut décider de vivre pour le bien ou d'être barbare. « Nous sommes civilisés au point d’en être accablés. […] Mais quant à nous considérer comme déjà moralisés, il s’en faut encore de beaucoup. » explique Kant dans Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. La morale est donc essentielle pour ce préserver de la barbarie.
En conclusion, la culture permet d'accomplir notre nature humaine, elle est source de civilité, de connaissances et de moralité. Cependant elle ne permet pas d'éradiquer la barbarie au sein d'une civilisation : tout dépend du contexte et de la période que vit cette civilisation, et des choix que fait l'homme. 




Créer un site
Créer un site