Faut-il ne penser qu'à soi ?
La question de la place de l’alter ego dans notre ego est essentielle pour l’individu, constamment sollicité par ses semblables. Le pronom personnel latin ego signifie « je », « moi », et chez Husserl et en phénoménologie, il désigne l’activité concrète qui constitue le sens de tous les objets. Le but d’une vie se résumant en général à une quête du bonheur, on pourrait penser que l’individu ne devrait vivre que pour soi, pour son ego, et rechercher dans toutes les situations à servir ses intérêts. Notre société occidentale actuelle nous encourage à agir de cette façon : on nous conseille sans arrêt de réduire nos relations nuisibles, de moins se soucier des autres, d’écouter son corps et de s’occuper de soi et de son bien-être. En somme, « l’enfer, c’est les autres. » comme dirait Sartre. Pourtant, il est indéniable que notre nature affective nous oblige à penser aux autrui, ou du moins à ceux qu’on aime. Beaucoup recherchent même le bonheur auprès des autres, dans un couple, dans une famille, au travail, et dans ce cas l’individu est amené à penser aux autres. Faut-il, pour être heureux, ne penser qu’à soi, ou bien se préoccuper des autres ?
Dans un premier temps, montrons qu’il est nécessaire de se préoccuper de soi. En effet, une relation positive aux autres suppose une relation d'authenticité à soi-même, il est donc primordial de méditer sur soi. Si le bonheur passe par une harmonie avec les autres, il faut savoir se remettre en question, peser ses qualités et ses défauts, effectuer un travail sur soi-même. Il s’agit d’une réflexion axée sur soi, qui assure pourtant une vie en accord avec les hommes. Il est également important de se connaître pour mener à bien chacun de ses projets, connaître ses aptitudes et ses limites. Gandhi affirme que « Le plus grand voyageur n’est pas celui qui a fait dix fois le tour du monde, mais celui qui a fait une seule fois le tour de lui-même. ». Une telle méditation sur soi-même suppose un perfectionnement de soi. Ainsi, l’homme a besoin de se cultiver et de s’améliorer pour s’accomplir. Après avoir effectué un exercice de réflexion sur lui-même, il comprend ce qu’il lui manque pour une vie accomplie. C’est alors qu’il poursuit son travail en s’améliorant. Le danseur perfectionne sa technique en s’entraînant, l’écrivain décuple son imagination en composant, l’élève s’approprie les connaissances en étudiant. Dans le christianisme, le croyant doit accomplir de bonnes actions au nom de Dieu pour embellir son âme, et suivre des cérémonials liturgiques pour purifier son âme. Dans ces cas de figure, ne penser qu’à soi a des effets bénéfiques. Même sans croire, un individu peut pratiquer la vertu cherchant avidement à combler sa conscience. Dans Éthique à Nicomaque, Aristote parle d’un égoïsme où l’homme convoite les « biens suprêmes ». Une telle application à se connaître et à se perfectionner prend sa source dans l’amour de soi. Enfin, l’amour de soi est à l’origine du soin avec le quel on se sent obligé de se traiter. L’amour de soi est indispensable pour la conservation de l’espèce. Les hommes font attention à leur santé physique, se protègent des dangers et tiennent à leur vie. L’amour de soi exige la satisfaction des besoins primaires et des désirs, et trouverait indigne de vivre dans la précarité. L’amour de soi est également nécessaire pour la confiance et l’estime de soi. Elle permet donc de trouver du charme à la vie. L’amour de soi est dans ce sens source de bonheur. Rousseau considère que « les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi ». Ainsi, ne penser qu’à soi par amour de soi n’est pas un mal, et puisqu’une telle attitude conduit à de bons sentiments, elle conduit aussi au bonheur. Cependant, les hommes ne sauraient se contenter d’eux-mêmes, ils trouvent le bonheur dans leurs relations avec les autres, et souvent dans la joie de leurs congénères. Cela implique qu’un individu en quête du bonheur se préoccupe d’autrui.
Dans un second temps, nous nous demanderons en quoi penser aux autres est source de bonheur. Tout d’abord, ne penser qu’à soi peut conduire à l’égoïsme. Spécialement en morale, l’égoïsme désigne le fait de toujours donner la priorité à ses propres intérêts. « L’égoïsme de la masse », comme le nomme Aristote, qui concerne les biens matériels, les plaisirs corporels et la reconnaissance sociale est vil et blâmable. Ainsi, lorsqu’on ne pense qu’à nous dans le sens matériel, lorsqu’on cherche à accumuler des biens éphémères et qui ne tiennent pas de la vertu, on devient méprisable, et le bonheur ne peut pas venir à quelqu’un de méprisable, puisque le plus souvent il se sait méprisé. Dans le bouddhisme, il est dit que « Le bonheur est né de l'altruisme et le malheur de l'égoïsme ». Cette maxime, confirmée par la vision chrétienne de l’égoïsme, montre que le bonheur n’est pas envisageable lorsqu’on est égoïste. L’égoïsme a également des chances de devenir un égocentrisme. L’égocentrisme, qui désigne le fait d’agir ou de penser en rapportant tout à soi-même, ne se contente pas de nous faire agir par intérêt, mais il nous rend aussi prétentieux. De même, l’amour propre, qui peut découler de l’amour de soi, empêche le bonheur. Chez Rousseau, l’amour propre « n'est jamais content et ne saurait l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible », il s’agit d’une passion primitive. Mais alors, si ne penser qu’à soi conduit aux écueils de l’égoïsme, de l’égocentrisme et de l’amour propre, ne devrions-nous pas plutôt penser aux autres ? En effet, penser nos actions pour s’adapter aux autres, c’est à dire agir conformément au devoir nous permet de nous intégrer dans la société. Ainsi, comme le bonheur est envisageable dans une société où l’on se sent à sa place, il est mieux d’en respecter les lois, et donc de penser à ce que ressentent les individus, répondre à leurs attentes si cela peut nous être bénéfique. Les hommes charismatiques se servent de leur personnage pour être reconnus dans la société : ils sentent lorsque l’attention leur est portée, lorsque leur entourage est conquis. Si l’on apprend à penser notre manière de nous comporter pour plaire aux autres, on peut mieux se fondre dans la société, et profiter pleinement de ce qu’elle a à offrir. Dans ce cas, on pense aux autres, mais de façon partielle : on suit les lois, les règles morales établies par la société, la politesse et la courtoisie, on se préoccupe un minimum de notre entourage, tout en restant utilitariste. En cela, il est nécessaire d’inclure les autres dans notre mode de pensée. Mais peut-on penser aux autres de manière plus élevée ? Ainsi, plus forte que la morale de la société, existe la morale de conviction. On peut, par principe se soucier du bien d’autrui, et trouver du bonheur dans le bonheur des autres. Chez Kant, on ne devient pas heureux, comme on l’a supposé au début, par une quête du bonheur. Une telle quête nous rend égoïste et amoral, et lorsqu’on est amoral, il est impossible d’accéder au bonheur. Celui-ci vient donc de la morale, profonde, de conviction, et non de la morale utilitariste. Au contraire, ce n’est qu’après s’être forgé un caractère compatissant et altruiste qu’on devient moral et donc digne d’être heureux. La morale religieuse, qui est une morale de conviction, demande aux fidèles de se préoccuper des autres. Dans le christianisme, le croyant doit se soucier de son prochain comme il se soucie de lui-même. Profondément croyant, Fiodor Dostoevski déclare que « la compassion est la principale et, peut-être, l’unique loi de l’existence de toute l’humanité » dans son roman l’Idiot, où le héros est un altruiste accompli. Penser aux autres nous permet d’éprouver des sentiments envers les autres, y compris l’amour. Or, vivre sans amour est inconcevable, comme l’affirme Fiodor Dostoevski : « La pire des souffrances est celle de ne plus pouvoir aimer. ». L’homme peut donc choisir quelle importance accorder aux autres pour être heureux. Il convient alors de se demander : ‘’quelle posture devrais-je adopter, et ai-je réellement le choix ?’’. La société ne nous a-t-elle pas déjà formé selon des modèles de comportements, et dans ces conditions, pouvons-nous réellement ‘’doser’’ notre altruisme ?
Pour finir, montrons qu’il existe différentes postures à adopter, qui dépendent de la société qui nous a élevé et de ce qu’on recherche dans la vie. Tout d’abord, la société joue un rôle primordial dans notre manière de penser. Un État capitaliste et individualiste apprend à la population que le bonheur réside dans l’accomplissement de soi, son propre bien-être, et l’achèvement d’objectifs personnels. Ainsi il encourage les citoyens à se tourner vers eux-mêmes et rechercher le bonheur en exploitant leurs propres ressources, et en profitant des aides extérieures. Le rêve américain illustre ce modèle social : il promet une réussite personnelle fondée sur le courage, le travail et la détermination de l’individu. Ici, les qualités requises pour accéder à la réussite et au bonheur ne se cultivent donc qu’individuellement. Une société collectiviste nous encouragerait au contraire à oublier notre ego au profit des autres, et nous transmettrait une vision du bonheur possible seulement ensemble. En URSS par exemple, le bonheur personnel n’était qu’une conséquence de la prospérité de la nation. Toutes les pensées et les actions devaient donc être tournées vers les autres. Ensuite, comme le remarque Philippe Claudel, « Rien n'est ni tout noir, ni tout blanc, c'est le gris qui gagne